J’avais dix-neuf ans, et je revenais d’une veillée, l’âme encore tiède des chants et du feu. La nuit était dense, sans vent, sans bruit, quand je l’ai vue. La Femme de la Forêt. Aussi nette que je vous vois. Elle ne marchait pas, elle glissait, m’a suivi, m’a devancé. Une géante, presque deux mètres, le dos voûté de ricanements, et des cheveux broussailleux comme un buisson d’orties. Elle était nue, la peau pâle comme la lune d’hiver. Ses mains, des serres de rapace. Ses pieds, longs, étranges, tout blancs. Et moi, figé. Avec une force que nulle créature ne devrait posséder, elle m’a soulevé, m’a arraché du sol, au-dessus de mon portail. Et puis le vide, puis la terre, et ses pieds fous qui me piétinaient comme une bête prise de fureur.

Cette nuit-là, j’ai eu peur. Une peur qui vous vide, qui vous prend la force dans les muscles, et vous arrache celle qu’on garde dans la tête. Je suis resté faible jusqu’à l’aube. Et même aujourd’hui, à quatre-vingt-onze ans, je me souviens d’elle.

Témoignage audio retranscrit de Gheorghe Markish, village de Glod, 91 ans

Texte Maramureș

Il existe, quelque part entre les forêts denses et les nuages qui effleurent les cimes, un lieu où les saisons sculptent les visages et polissent les gestes. Là, où le temps semble se suspendre, où la terre, nourrie par les rivières cristallines, garde son secret, les mains savent encore tordre la laine, rouir le chanvre, et filer des heures entières à tisser ce qui réchauffe autant le corps que l’âme. Le bois est roi, la terre est mère, et les toits s’inclinent doucement sous le poids de la neige, comme pour remercier le ciel d’exister. C’est dans ce repli du monde, quelque part dans les hauteurs du Maramureș, que l’on trouve cette beauté originelle.

Les maisons ont des yeux, de petites fenêtres derrière lesquelles brûle une lampe, une prière, parfois une solitude. À l’intérieur, tout semble avoir été fait pour durer : le poêle massif, les broderies suspendues comme des ex-voto, les lits en bois usés par le silence. Le mobilier est rustique, mais l’espace respire un ordre ancien, une harmonie patiente où chaque objet a son histoire, chaque assiette sa mémoire. Il y a toujours un banc pour s’asseoir, un chat pour dormir, une vieille couverture pour raconter l’hiver.

Et pourtant, la jeunesse n’a pas fui. Elle est restée, confiée aux anciens comme une promesse plantée dans la terre. Les rires y sont légers, mais les mains savent ce qu’est le travail. On y grandit dans la chaleur des grands-mères, sous le regard fatigué des vieux pères revenus du champ. En semaine, les poches vibrent de messages venus d’ailleurs. Les ongles sont peints, les regards parfois absents. Mais le samedi soir, on danse encore sur la place du village, et le dimanche, on revêt le costume brodé comme une seconde peau. Les jeunes filles nouent autour de leur tête un foulard éclatant, fleuri, vibrant comme un bouquet porté par le vent. Un jour, il deviendra plus sombre, plus sage, plus grave aussi. Alors, la jeunesse cèdera doucement la place à la mémoire. En attendant, elles avancent, belles, maquillées, le téléphone au creux de la paume, et pourtant prêtes à plonger les bras dans la glaise ou à marcher des heures pour rejoindre un champ. Les garçons sourient peu, mais fauchent droit. Tous portent une modernité discrète, tissée dans le fil ancien de la terre, entre une chanson traditionnelle et une sonnerie de portable.

Le peuple de ces vallées parle peu mais chante beaucoup. Il sait que la vie n’est pas un spectacle, mais un lien, une cérémonie lente faite de semailles, de veillées, de deuils et de fêtes. Les jours s’y plient avec grâce autour des naissances, des départs, des noces et des morts. Les enterrements sont pleurés avec des chants, les repas sont bénis par le bruit des cuillères, et les enfants apprennent à danser avant même de parler. La foi y est simple, enracinée, comme le vieux pommier qu’on n’ose plus tailler. Les églises pointent leur clocher comme des doigts vers le ciel, et dans leurs murs de bois résonnent encore l’écho des voix anciennes.

Mais dans l’ombre des sapins, quelque chose veille. Une peur douce, ancestrale, que même l’électricité n’a pas réussi à chasser. On parle bas de celle qui hante les nuits, glisse entre les arbres, se glisse dans les récits au coin du feu. Les enfants dorment parfois avec des bulbes sous l’oreiller, les vieux ne rient jamais en parlant de ce qu’ils ont vu jadis. Dans ces terres, les légendes ne sont pas des fantaisies, mais des vérités lentes, transmises pour protéger. Ce pays n’est pas une carte. C’est une peau. Il faut y entrer à pas feutrés, le cœur ouvert et les yeux lavés de toute attente. Car ce qu’il donne ne s’offre pas. Il se laisse approcher, image après image, silence après silence.

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